Ces probabilités incompréhensibles…

Les probabilités sont riches en résultats mystifiants et contre-intuitifs. Et tous ces résultats sont à notre portée, tels quels, sans artifice. Imaginez alors lorsqu’on « arrange » les nombres dans un problème de probabilités (un peu comme, en deuxième secondaire, lorsqu’on demande aux élèves de calculer l’aire et la circonférence d’un cercle de rayon \(2\) et qu’ils obtiennent, incrédules, le même nombre) cela peut devenir particulièrement troublant pour l’esprit.

Exemple :

On lance un dé régulier à six faces \(11\) fois. Quelle est la probabilité d’obtenir un six exactement une fois dans cette séquence de \(11\) lancers ?

À chaque lancer, la probabilité d’obtenir un six est évidemment \(\frac{1}{6}\). À chaque lancer, la probabilité d’obtenir autre chose qu’un \(6\), soit un \(1\), \(2\), \(3\), \(4\) ou \(5\), est \(\frac{5}{6}\). Il faut obtenir une fois un six et dix fois autre chose. Il y a \(11\) façons différentes d’obtenir un et un seul six (et dix fois autre chose) dans cette séquence. Les \(11\) séquences possibles sont les suivantes :

ABBBBBBBBBB    BABBBBBBBBB    BBABBBBBBBB

BBBABBBBBBB    BBBBABBBBBB   BBBBBABBBBB

BBBBBBABBBB    BBBBBBBABBB    BBBBBBBBABB

BBBBBBBBBAB   BBBBBBBBBBA

A est correspond à {Obtenir un \(6\)} et B correspond à {Obtenir autre chose qu’un \(6\)}.

Les mathématiciens possèdent un outil, le coefficient binomial, qui leur permet d’obtenir ce résultat sans dénombrer tous les résultats possibles. Ils savent qu’il y a \(11\) façons d’obtenir un six parmi \(11\) lancers puisque \[\binom{11}{1} = \frac{11!}{1!\ (11-1)!} = 11\]La probabilité d’obtenir exactement un six est donc \begin{align*}p\left(\text{un six}\right) &= 11 \cdot \left(\frac{5}{6}\right)^{10}\cdot \left(\frac{1}{6}\right)^{1} \\ \\ &= \frac{107\,421\,875}{362\,797\,056} \\ \\ &\approx 0,\!29609\end{align*}Donc un peu moins de \(30\%\). Soit.

On lance un dé régulier à six faces \(11\) fois. Quelle est la probabilité d’obtenir un six exactement deux fois dans cette séquence de \(11\) lancers ?

La probabilité d’obtenir deux six est sûrement moindre. Plus on doit obtenir de 6, moins la probabilité est grande : comme preuve, la probabilité d’obtenir onze six est minuscule (c’est environ \(0,\!000000002756\)) ! Enfin… La probabilité d’obtenir un six à chaque lancer n’a pas changée : c’est \(\frac{1}{6}\). La probabilité d’obtenir autre chose qu’un six, à chaque lancer, elle aussi n’a pas changée : c’est \(\frac{5}{6}\). Il faut obtenir deux fois un six et neuf fois autre chose dans cette séquence. Il y a aussi \[\binom{11}{2}=\frac{11!}{2!\ (11-2)!}=55\]séquences différentes possibles qui nous permettent d’obtenir deux six parmi \(11\) lancers. Les voici :

A est correspond à {Obtenir un \(6\)} et B correspond à {Obtenir autre chose qu’un \(6\)}.

La probabilité d’obtenir exactement deux six dans cette séquence est donc \begin{align*}p\left(\text{deux six}\right) &= 55 \cdot \left(\frac{5}{6}\right)^{9}\cdot \left(\frac{1}{6}\right)^{2} \\ \\ &= \frac{107\,421\,875}{362\,797\,056} \\ \\ &\approx 0,\!29609\end{align*}La probabilité d’obtenir un six est égale à la probabilité d’obtenir deux six, soit un peu moins de \(30\%\). Surprenant !

Citation

Today, π is known to more than 50 billions decimal places. In the engineering world, you need to know π to only 39 places in order to compute “the circumference of a circle girdling the known universe with an error no greater than the radius of a hydrogen atom”.

de Paul Hoffman dans sa biographie de Paul Erdős, The man who loved only numbers

Les fractions continues

Pour un court (à peine 100 pages) exposé complet et relevé du sujet, écrit avec style, je vous recommande Continued Fractions d’A. Ya. Khinchin. Et ne vous laissez pas berner par les deux premiers chapitres, je vous assure que cela se corse par la suite.

Un fraction continue simple est finie \[a_{0}+\cfrac{1}{a_{1}+\cfrac{1}{a_{2}+\cfrac{1}{\ \cdots \ \cfrac{1}{a_{n}}}}}\]ou infinie\[a_{0}+\cfrac{1}{a_{1}+\cfrac{1}{a_{2}+\cfrac{1}{\cdots}}}\]Les nombres \[a_{0},\ a_{1},\ a_{2}, \ \dots\]sont les éléments de la fraction continue. Dans le cas d’une fraction continue finie, on dit que la fraction continue est d’ordre \(n\) (et qu’elle contient \(n+1\) éléments). Remarquons qu’une fraction continue finie est le résultat d’un nombre fini d’opérations rationnelles (addition et division). Si les éléments \[a_{0}, \ a_{1}, \ a_{2}, \ \dots \ , \ a_{n}\]sont des nombres rationnels, alors cela implique évidemment que la fraction continue finie est toujours égale à un nombre rationnel.

Dans l’étude plus large des fractions continues, on peut considérer que les éléments \[a_{0},\ a_{1},\ a_{2}, \ \dots\]puissent représenter des nombres réels ou complexes, des fonctions à une variable réelle ou complexe, des fonctions de plusieurs variables, etc. On considère pour notre part que ces nombres représentent uniquement des entiers strictement positifs.

En ce qui concerne les fractions continues infinies, il n’est pas immédiatement apparent que la fraction continue infinie converge vers un nombre réel (cela n’est pas sans rappeler la convergence ou divergence des séries infinies). La fraction continue infinie converge vers un nombre réel, si la série suivante \[\sum_{k=1}^{\infty}a_{k}\]diverge (cette condition est nécessaire et suffisante)[1]. Et comme en ce qui nous concerne les éléments de la fraction continue sont des entiers strictement positifs, cela nous assure que cette série diverge. Les fractions continues finies et infinies dans lesquelles les éléments sont des nombres entiers strictement positifs convergent donc toutes vers des nombres réels (et dans le cas des fractions continues finies, vers des nombres rationnels).

Est-il cependant possible de trouver une correspondance entre les réels et les fractions continues ? Les fractions continues convergent toutes vers un nombre réel, soit, et inversement, peut-on représenter tout nombre réel avec une fraction continue ?

Considérons le nombre réel (strictement positif) \(\alpha\). Trouvons le plus grand entier \(a_{0}\) strictement inférieur à \(\alpha\). Si \(\alpha\) n’est pas un nombre entier, alors \[\alpha = a_{0}+\frac{1}{r_{1}}\]Il est évident que \[r_{1}>0\]puisque \[\frac{1}{r_{1}}=\alpha-a_{0}<1\]Si \(r_{1}\) n’est à son tour pas un entier, alors il suffit alors de trouver le plus grand entier \(a_{1}\) strictement inférieur à \(r_{1}\). On obtient \[r_{1}=a_{1}+\frac{1}{r_{2}}\]et donc en remplaçant\[\alpha=a_{0}+\cfrac{1}{a_{1}+\cfrac{1}{r_{2}}}\]À ce moment, on voit bien qu’en général, si \(r_{n}\) pas un entier, alors il suffit alors de trouver le plus grand entier \(a_{n}\) strictement inférieur à \(r_{n}\) afin d’obtenir \[r_{n}=a_{n}+\frac{1}{r_{n+1}}\]En tout temps, si \(r_{n}\) est un nombre entier, le processus s’arrête et le nombre réel est représenté par une fraction continue finie. Si \(\alpha\) est rationnel, tout les \(r_{n}\) seront rationnels. Le processus n’aura donc autre choix que de s’arrêter éventuellement après quelques étapes. Si, par exemple \[r_{n}=\frac{a}{b}\]alors on trouve\begin{align*}r_{n}-a_{n}&=\frac{a}{b}-a_{n}\\ \\ &=\frac{a}{b}-\frac{ba_{n}}{b}\\ \\ &=\frac{a-ba_{n}}{b} \\ \\ &=\frac{c}{b}\end{align*}dans lequel \[c<b\]puisque \[r_{n}-a_{n}<1\]Cela implique donc que \[r_{n+1}=\frac{b}{c}\]si, évidemment, \(c\) n’est pas égal à zéro ou, en d’autres mots, si \(r_{n}\) n’est pas un entier. Le dénominateur de \(r_{n+1}\) est plus petit que celui de \(r_{n}\). En considérant la suite \(r_{1}, \ r_{2}, \ r_{3}, \ \dots\) et toujours si \(\alpha\) est rationnel, il faudra tôt ou tard effectivement tomber sur un \(r_{n}\) entier. D’autre part, si \(\alpha\) est irrationnel, le processus est infini, et tous les \(r_{n}\) seront eux aussi irrationnels. On peut cependant montrer que lorsque \[n\to \infty\]la fraction continue\[a_{0}+\cfrac{1}{a_{1}+\cfrac{1}{a_{2}+\cfrac{1}{\cdots}}}\]tend vers \(\alpha\) [2].

Le plus merveilleux est que cette représentation des nombres réels en fractions continues est unique, en s’assurant, dans le cas des fractions continues finies, que \[a_{n}\neq 1\]Cela nous assure que la fraction continue qui représente, par exemple, \(\frac{17}{13}\), est bien unique, telle que \[\frac{17}{13} =1+ \cfrac{1}{3+\cfrac{1}{4}}\]et qu’on ne puisse pas écrire\[\frac{17}{13} = 1 + \cfrac{1}{3+\cfrac{1}{3+\cfrac{1}{1}}}\]

Quelle est la fraction continue représentant le nombre rationnel\(\dfrac{255}{157}\) ?

Notons d’abord que \[\frac{225}{157} \approx 1,\!433\]On trouve \(a_{0}=1\), et puis \(r_{1}=\frac{157}{68}\). Cela fait\begin{align*}\frac{255}{157}&=1+\frac{68}{157} \\ \\ &=1+\frac{1}{\frac{157}{68}}\end{align*}Le plus grand entier inférieur à \(r_{1}\) est \(2\) puisque \[\frac{157}{68} \approx 2,\!3088\]On a donc \(a_{1}=2\), ce qui fait\begin{align*}\frac{157}{68}&=2+\frac{21}{68}\\ \\ &=2+\frac{1}{\frac{68}{21}}\end{align*}On a \(r_{3}\). C’est \(\frac{68}{21}\). Puisque \[\frac{68}{21} \approx 3,\!2381\]on trouve ensuite que le plus grand entier inférieur à \(r_{3}\) est \(3\). C’est \(a_{2}\). Cela fait \begin{align*}\frac{68}{21}&=3+\frac{5}{21} \\ \\ &=3+ \frac{1}{\frac{21}{5}}\end{align*}On a \(r_{4}\). C’est \(\frac{21}{5}\). Et comme \[\frac{21}{5}=4,\!2\]On trouve \(a_{3}=4\). On obtient finalement\[\frac{21}{5}=4+\frac{1}{5}\]Et là on arrête ! En effet, \(r_{5}=a_{4}=4\), un entier ! La fraction continue simple finie est donc \[\frac{225}{157} = 1+\cfrac{1}{2+\cfrac{1}{3+\cfrac{1}{4+\cfrac{1}{5}}}}\]Quelle fraction continue représente le nombre π ? On sait que \[\pi \approx 3,\!141592\]On trouve donc \(a_{0}=3\). On obtient \(r_{1}\) \begin{align*}\pi &= 3+ (\pi -3) \\ \\ &= 3+\frac{1}{\frac{1}{\pi-3}}\end{align*}Puis, sachant que \[\frac{1}{\pi-3} \approx 7,\!0625\]on trouve que le plus grand entier inférieur à \(r_{1}\) est \(7\). Avec \(a_{1} = 7\), on obtient alors \(r_{2}\). \begin{align*}\frac{1}{\pi-3}&=7+\frac{1}{\pi-3}-7 \\ \\ &=7 +\frac{-7\pi+22}{\pi-3} \\ \\ &=7+\frac{1}{\frac{\pi-3}{-7\pi+22}}\end{align*}Et comme\[\frac{\pi-3}{-7\pi+22}\approx 15,\!9965\]on trouve \(a_{3}=15\) et ainsi de suite…

La fraction continue qui représente \(\pi\) est donc \[\pi = 3+\cfrac{1}{7+\cfrac{1}{15+\cfrac{1}{\cdots}}}\]La représentation des réels par des fractions continues n’a pas un intérêt pratique, mais plutôt théorique. Par exemple, elles mettent en évidence certaines propriétés des nombres, notamment le fait qu’un nombre soit rationnel (fraction continue finie) ou irrationnel (fraction continue infinie). Les fraction continues représentent aussi les meilleures approximations rationnelles de nombres irrationnels. Cela fera l’objet d’une autre publication.

[1] et [2] Voir Continued Fractions d’A Ya. Khinchin. Sans rentrer dans trop de détails, voici comment on procède. Comme chaque fraction continue finie est le résultat d’un nombre fini d’opérations rationnelles sur ses éléments, la fraction continue est considérée comme une fonction rationnelle de ses éléments. Elle peut être représentée par le quotient de deux polynômes, disons \[P\left(a_{0}, \ a_{1}, \ \dots \ , \ a_{n}\right)\]et \[Q\left(a_{0}, \ a_{1}, \ \dots \ , \ a_{n}\right)\]ce qui fait\[\frac{P\left(a_{0}, \ a_{1}, \ \dots \ , \ a_{n}\right)}{Q\left(a_{0}, \ a_{1}, \ \dots \ , \ a_{n}\right)}\]Dans le cas qui nous intéresse, comme \(a_{0}\), \(a_{1}\), … , \(a_{n}\) sont des entiers strictement positifs, la fraction rationnelle est représentée par une simple fraction \(\frac{p}{q}\). Les éléments \(\frac{p}{q}\) de la suite \[\frac{p_{0}}{q_{0}} = \frac{P(a_{0})}{Q(a_{0})}, \quad \frac{p_{1}}{q_{1}} = \frac{P(a_{0}, \ a_{1})}{Q(a_{0}, \ a_{1})}, \ \quad \dots \quad, \quad \frac{p_{n}}{q_{n}} = \frac{P(a_{0}, \ a_{1}, \ \dots \  , \ a_{n})}{Q(a_{0}, \ a_{1}, \ \dots \ , \ a_{n})}\]sont appelés réduites de la fraction continue. C’est en faisant tendre\(n\) à l’infini et en travaillant avec les réduites de la fraction continue (et non, techniquement, la fraction continue infinie en tant que telle) que l’on observe que la suite converge vers l’irrationnel \(\alpha\).