Soyons pragmatiques

Le baseball est certainement le sport par excellence du point de vue de la statistique.  Aujourd’hui dans ce billet on s’intéresse plutôt à une autre facette, disons, géométrique de ce sport. Sur la page principale du site de la ligue majeure de baseball (MLB.com), on trouve le livre des règlements officiels (tout en bas de la page, sinon en suivant ce lien).

La section 2.02 et l’Annexe 2 décrivent le marbre (home base ou home plate) et nous indiquent les dimensions qu’il doit posséder. Voici l’extrait en question :

Home Base
Home base shall be marked by a five-sided slab of whitened rubber. It shall be a 17-inch square with two of the corners removed so that one edge is 17 inches long, two adjacent sides are 8½ inches and the remaining two sides are 12 inches and set at an angle to make a point. It shall be set in the ground with the point at the intersection of the lines extending from home base to first base and to third base; with the 17-inch edge facing the pitcher’s plate, and the two 12-inch edges coinciding with the first and third base lines. […] (See drawing D in Appendix 2.)

Annexe 2

C’est du sérieux. On utilise un carré de caoutchouc blanc de 17 pouces de côté duquel on retire deux coins (two corners removed) de telle sorte qu’on obtienne un pentagone possédant un côté de 17 pouces, deux côtés de 8½ pouces adjacents au côté de 17 pouces et deux côtés de 12 pouces se rejoignant en un même point et formant un angle. Un coup d’œil à l’Annexe 2 et au règlement concernant la disposition des buts et du marbre sur le terrain nous permet de déduire que cet angle est un angle droit.

Le carré de 17 pouces et ses deux coins ôtés

En pratique, les instructions sont claires et simples, mais d’un point de vue mathématique cela cause problème. D’abord, si two corners removed suggère qu’on n’enlève que deux triangles rectangles isocèles, des triangles rectangles dont les cathètes mesurent 8½ pouces, alors c’est bien sûr inexact !\begin{align*}\sqrt{\left(8\tfrac{1}{2}\right)^{2}+ \left(8\tfrac{1}{2}\right)^{2}}&=\sqrt{\left(\frac{17}{2}\right)^{2} + \left(\frac{17}{2}\right)^{2}} \\ \\ &=\sqrt{2\left(\frac{17}{2}\right)^{2}} \\ \\ &=  \frac{17\sqrt{2}}{2} \\ \\ &\approx 12,\!02\end{align*}Cela produit des côtés dont la mesure est légèrement supérieure à 12 pouces. Oups ! On doit donc enlever un peu plus que deux triangles rectangles ; en d’autres mots, l’intersection des deux côtés de 12 pouces ne coïncide pas avec le côté du carré, elle est légèrement en retrait. Soit.

Supposons qu’on ait bien des côtés de 12 pouces, le règlement suggère alors qu’il existe un triangle rectangle isocèle dont les cathètes mesurent 12 pouces et l’hypoténuse 17 pouces. Hélas ! C’est encore bien sûr impossible. \begin{align*}\sqrt{12^{2}+12^{2}} &= \sqrt{2 \cdot 12^2} \\ \\ &= 12\sqrt{2} \\ \\ &\approx 16,\!97\end{align*}Une valeur légèrement inférieure à 17 pouces. Si près mais si loin en même temps ! Un tel marbre ne peut exister. Scandale !

Un marbre pentagonal qui aurait des côtés de 8½, 17, 8½, 12 et 12 contiendrait un angle \(\theta\) de \begin{align*}17^{2} &= 12^{2}+12^{2}-2(12)(12)\cos(\theta) \\ \\ 289 &= 144 + 144-288\cos(\theta) \\ \\ \cos(\theta) &= -\frac{1}{288} \\ \\ \theta &\approx 90,\!2^{\circ}\end{align*}

 

Référence :

Office of the Commissioner of Baseball, OFFICIAL BASEBALL RULES, 2023 Edition

Alsina, Claudi et Roger B. Nelsen, A Panoply of Polygons, AMS|MAA Press, 2023

 

 

Le théorème de Viviani (étendu)

Déplacez le point vert et ensuite le point noir.

Le théorème de Viviani est un classique de la géométrie euclidienne fréquemment rencontré. Dans un triangle équilatéral, la somme des distances d’un point intérieur au triangle aux trois côtés du triangle est constante. Qui plus est, cette somme des distances correspond à la hauteur du triangle équilatéral.

Considérons un triangle équilatéral de côté \(c\) et de hauteur \(h\). Supposons que les distances du point intérieur au triangle aux côtés du triangle sont \(h_{1}\), \(h_{2}\) et \(h_{3}\). Il suffit de remarquer que ces distances sont des hauteurs de plus petits triangles, et que la somme des aires de ces petits triangles est égale à l’aire du grand triangle équilatéral.

 

Puisque l’aire du triangle équilatéral est \(\frac{c\cdot h}{2}\), on obtient \[\frac{c\cdot h}{2} = \frac{c\cdot h_{1}}{2}+\frac{c\cdot h_{2}}{2}+\frac{c\cdot h_{3}}{2}\]Il suffit ensuite de mettre en évidence \(\frac{c}{2}\) et simplifier. \begin{align*}\frac{c}{2}\cdot h &= \frac{c}{2}\left(h_{1}+h_{2}+h_{3}\right)\\ \\ h &= h_{1}+h_{2}+h_{3}\end{align*}

Déplacez le point en restant à l’intérieur du triangle équilatéral

Dans les polygones réguliers

Je crois qu’il ne m’était jamais arrivé de tomber sur la version « étendue » du théorème avant il y a peu de temps. Une fois la surprise passée, il apparaît « évident » qu’on peut étendre le théorème aux polygones réguliers. Il suffit de considérer la somme des distances d’un point \(P\) à l’intérieur d’un polygone régulier aux côtés du polygone ou ses prolongements.

On considère un polygone régulier à \(n\) côtés. La mesure des côtés est \(c\) et l’apothème (le rayon du cercle inscrit) est \(a\). Son aire est \(\frac{n\cdot c \cdot a}{2}\). On relie le point \(P\) à l’intérieur du polygone aux sommets du polygone pour former \(n\) triangles. Bien sûr, l’aire du polygone régulier est aussi égale à la somme des aires des triangles qui le composent. Si les hauteurs des triangles sont \(h_{1}\), \(h_{2}\), \(h_{3}\), … , \(h_{n}\), on obtient \begin{align*}\frac{n\cdot c \cdot a}{2} &= \frac{c \cdot h_{1}}{2}+\frac{c\cdot h_{2}}{2} + \frac{c \cdot h_{3}}{2} + \ \dots \ + \frac{c \cdot h_{n}}{2} \\ \\ \frac{c}{2} \cdot na &= \frac{c}{2}\cdot \left(h_{1}+h_{2}+h_{3} + \ \dots \ + h_{n}\right) \\ \\ na &= h_{1}+h_{2}+h_{3} + \ \dots \ + h_{n}\end{align*}Puisque \(n\) et \(a\) sont des constantes, la somme \(h_{1}+h_{2}+h_{3}+ \ \dots \ + h_{n}\) l’est aussi ! Cela fonctionne aussi lorsque les hauteurs tombent à l’extérieur du polygone régulier.

 

Valeur minimale

 

On considère \(n\) points rouges et \(n\) points bleus dispersés dans le plan, trois points quelconques n’étant pas colinéaires. Est-il toujours possible de relier les \(n\) points rouges aux \(n\) points bleus avec des segments de telle sorte qu’aucun segment n’en croise un autre ?

En essayant quelques cas à la main avec un \(n\) petit, on se doute que la réponse sera affirmative mais avec un \(n\) grand, la démarche qui nous mène à une solution n’est pas claire. Comment choisir les points et les relier ? Comment éviter systématiquement les croisements ?

 

Si deux segments se croisent, il est effectivement possible et même facile de remplacer ces segments par d’autres qui ne partagent aucun point d’intersection.

Considérons le quadrilatère convexe formé par les quatre points aux extrémités des segments qui se croisent et qui possède les deux segments comme diagonales.

Deux des côtés (opposés) relient évidemment deux points de la même couleur ; cependant les deux autres côtés (opposés aussi) relient un point rouge à un point bleu. On propose donc de remplacer les segments initiaux par ces deux côtés opposés du polygone.

Et hop ! Les segments ont été remplacés par d’autres qui ne se croisent plus.

 

L’approche à emprunter qui nous permettrait de relier les \(n\) points bleus aux \(n\) points rouges en évitant les croisements étant nébuleuse, on adopte plutôt avec une approche radicalement différente : on relie les points rouges aux points bleus sans faire attention, de manière arbitraire et on essaie de les démêler ensuite. Notons au passage qu’il y a \(n!\) façons de relier les \(n\) points bleus aux \(n\) points rouges.

Est-il possible alors de décroiser tous les segments avec la technique décrite ci-haut ?

En effet, il suffit d’identifier des segments qui se croisent puis de les remplacer par d’autres qui ne se croisent pas. Le nombre d’intersections diminue ainsi de \(1\) chaque fois qu’on fait appel à la technique précédente. Si on considère le nombre d’intersections total, en procédant de cette manière, à répétition, à chaque étape le nombre d’intersections diminuant de \(1\), éventuellement, on devrait atteindre le nombre désiré de \(0\) intersection, non ?

Vraiment ?

Hélas, ce n’est malheureusement pas si simple. Il est fort possible que les côtés du quadrilatère choisis croisent à leur tour d’autres segments et que le nombre d’intersections reste le même ou pire, augmente. Oups.

On identifie le quadrilatère.

devient

Dans ce cas-ci le nombre d’intersections augmente.

Cependant, tout n’est pas perdu !

 

L’idée de remplacer les deux segments qui forment les diagonales par les côtés du quadrilatère est la bonne. Mais ce n’est pas le nombre d’intersections qui doit nous intéresser : c’est plutôt longueur totale des segments. Une observation importante à faire est celle-ci : la somme des mesures des deux segments qui se croisent est supérieure à la somme des mesures des côtés opposés du quadrilatère qui les remplacent.

Considérons que les segments \(\textcolor{Red}{A}\textcolor{Blue}{C}\) et \(\textcolor{Blue}{B}\textcolor{Red}{D}\) se croisent en \(E\). Avec l’inégalité du triangle, on sait que \[m\overline{AE} + m\overline{EB} > m\overline{AB}\]et que \[m\overline{DE} + m\overline{EC} > m\overline{DC}\]La somme de ces expressions correspond à \[m\overline{AE} + m\overline{EB}  + m\overline{DE} + m\overline{EC} > m\overline{AB} + m\overline{DC}\]ce qui fait \[m\overline{AE} +m\overline{EC}+  m\overline{DE} + m\overline{EB}  > m\overline{AB} + m\overline{DC}\]ou plus simplement \[m\overline{AC} + m\overline{DB}> m\overline{AB} + m\overline{DC}\]ce qui est le résultat recherché.

Il y a \(n!\) façons différentes de lier les \(n\) points bleus et les \(n\) points rouges avec \(n\) segments. Considérons la façon de les relier qui minimise la somme des mesures des \(n\) segments. On prétend qu’il n’y a à ce moment aucuns segments qui se croisent. En effet, s’il y a avait un croisement, on pourrait appliquer la procédure décrite ci-dessus et remplacer les segments par les côtés du quadrilatère correspondant pour diminuer la somme des mesures des \(n\) segments. C’est la contradiction recherchée car on avait considéré la façon de relier les segments qui minimisait la longueur totale \(n\) segments et on en a trouvé une autre dans laquelle la longueur totale était encore plus petite !

Il est donc toujours possible…

de relier les \(n\) points rouges…

aux \(n\) points bleus…

sans que deux segments ne se croisent.

Notons que notre réflexion repose sur le fait qu’il existe (au moins) une façon minimale de relier les points mais elle n’exclut pas qu’il y ait, d’abord, plus qu’une façon minimale (d’ailleurs, est-ce possible ?) et ensuite plusieurs autres façons valides de relier les points (donc sans aucun croisement) mais dans lesquelles la longueur totale des segments n’est pas minimale.