Le titre de ce billet est-il trompeur ? Car on ne commence ni avec une sphère, ni avec du grec, mais plutôt avec un cylindre. La surface courbe (latérale) d’un cylindre est une surface développable : on peut la découper et l’étendre à plat sur un plan. On obtient un rectangle.La hauteur du rectangle correspond à la hauteur du cylindre et sa base, à la circonférence du cercle. Ainsi, un cylindre de hauteur h et dont le rayon de la base est r aura une aire latérale de
On considère aussi un cône de rayon r et d’apothème a
On peut aussi découper le cône et le mettre à plat : on obtient un secteur de disque. On remarque que l’apothème du cône devient le rayon du grand disque et la circonférence de la base du cône devient l’arc de cercle du secteur. L’aire de ce secteur est proportionnel à la mesure de l’arc. Comme l’aire totale est πa2, la circonférence est 2πa et la mesure de l’arc est 2πr, on obtient
ce qui fait après une simplification à droitepuis en multipliant chaque côté par πa2
Mais comme ce secteur correspond exactement à la surface latérale du cône, on a en réalité trouvé quelque chose d’assez extraordinaire
On s’intéresse enfin à un autre solide apparenté : le cône tronqué (et où est la σφαίρα dans tout ça ? Patience…)Voilà un cône tronqué dont la petite base a pour rayon r et la grande, R. On notera a l’apothème du cône tronqué. Le meilleur moyen de retrouver une expression qui représente l’aire latérale d’un cône tronqué est de restituer le grand cône original.
L’apothème de ce grand cône est x + a et on sait donc que l’aire latérale du grand cône est
Il suffit de soustraire l’aire latérale du cône d’apothème x, celui qu’on enlève pour obtenir le cône tronqué. Son aire latérale étant πrx, on obtient comme aire latérale du cône tronqué
Le problème un peu gênant avec cette expression est qu’elle fait intervenir cette quantité fantôme, x, qui ne fait pas partie du cône tronqué du départ. Est-il possible d’exprimer l’aire latérale du cône tronqué avec seulement les quantités du départ, à savoir r, R, et a ? C’est possible à l’aide de deux triangles semblables qu’on fait apparaître dans le grand cône restitué. Il suffit de tracer la hauteur du grand cône
et on se retrouve avec lesdits triangles semblables (par AA, puisqu’ils sont rectangles et partagent l’angle aigu dont le sommet est l’apex du cône). Ainsi, on obtient la proportion
qui donne en effectuant le produit croisé
ou de manière équivalente
Ainsi il est possible de remplacer le (Rx – rx) dans l’expression précédente afin d’obtenir une expression pour l’aire latérale du cône tronqué qui ne fait intervenir que les quantité r, R et a.
Entre en scène l’incomparable mathématicien grec Archimède. Il s’attaque à la sphère. Or, contrairement au cône, tronqué ou non, ou au cylindre, la sphère n’est pas une surface développable. Archimède fera preuve d’une astuce magistrale pour calculer l’aire de la sphère.
Il considère un cercle de rayon r, de diamètre AA’ et il y inscrit un polygone régulier de côté x possédant un nombre pair de côtés. Pour les besoins de la cause, on trace ici un octogone régulier ABCDA’D’C’B’ mais le même raisonnement s’applique à n’importe quel polygone régulier possédant un nombre pair de côtés. Archimède trace ensuite les segment BB’, CC’ et DD’, coupant le diamètre AA’ respectivement en F, G et H. Il trace aussi les segment B’C et C’D, coupant respectivement le diamètre AA’ en K et L. Enfin, il trace le (curieux) segment BA’, dont on note la mesure par y.On a plusieurs segments isométriques : BF et B’F, de longueur b, CG et C’G, de longueur c et DH et D’H, de longueur d. Par ailleurs, comme le polygone est régulier, les cordes AB, BC, CD, etc. sont toutes isométriques et, incidemment, les arcs AB, BC, CD, etc. sont tous isométriques. Plusieurs angles inscrit interceptent donc des arcs isométriques. C’est le cas notamment des angles BA’A, ABB’, BB’C, B’CC’, etc. Tous ces angles sont dénotés sur le schéma par α.
À l’instar de notre démarche avec Héron, on suit Archimède dans une galère de triangles semblables et de proportions. Les triangles ABA’ et AFB sont semblables par AA : il possèdent tous les deux l’angle BAF et un angle α. On obtient doncou
Le triangle AFB est aussi semblable au triangle KFB’ par AA : une paire d’angles isométriques opposés par le sommet et une paire d’angles α. On a
dans laquelle la dernière égalité provient de la proportion précédente, et avec le produit croisé on obtient
La prochaine paire de triangles isométriques est celle-ci : les triangles KFB’ et KGC par AA (une paire d’angles isométriques opposés par le sommet et une paire d’angles α). On obtient comme proportiondans laquelle la dernière égalité provient aussi de la proportion précédente. Avec le produit croisé on obtient cette fois-ci
et on continue de la même manière à trouver des paires de triangles semblables. Le triangle KGC est à son tour semblable au triangle LGC’, ce qui nous donne
Le triangle LGC’ est lui-même semblable au triangle LHD desquels on tire
Enfin, la paire de triangles semblables LHD et A’HD’ nous donne
Archimède additionne ensuite toutes ces équationsafin d’obtenir
L’égalité précédente se simplifie de belle manière : Qui plus est, le rayon du cercle étant r, et AA’ un diamètre, on a
Cette dernière équation joue un rôle primordial dans sa démarche. Archimède fait enfin apparaître une sphère. Il faire faire à toute la figure une rotation autour de l’axe AA’. Alors que le cercle décrit une sphère, le polygone régulier, lui, décrit une série de cônes tronqués flanqués de deux cônes complets aux deux extrémités [1].
On note que les apothèmes des deux cônes et des cônes tronquées ont tous la même mesure : x. Archimède peut donc maintenant déterminer l’aire totale de ce solide de révolution. Le rayon de la base du cône de gauche est b et donc son aire latérale est πxb. Le cône tronqué adjacent possède un rayon de b pour la petite base, un rayon de c pour la grande base. Son aire latérale est donc πx(b + c). De la même manière, le cône tronqué à droite a pour aire latérale πx(c + d) et le cône à l’extrémité droite, πxd. En combinant ces résultats, on obtient l’aire du solideexpression de laquelle on obtient
Ah ! Il devient à ce moment évident pourquoi Archimède avait introduit le segment mystérieux A’B. On comprend aussi pourquoi il avait besoin d’un polygone régulier possédant un nombre pair de côtés. Cela lui permet de remplacer le membre de droite de l’expression. L’aire du solide est donc
Bien sûr, cette expression ne correspond pas à l’aire de la sphère, mais bien à l’aire d’un solide qui prétend être une approximation de la sphère. Or, l’approximation est d’autant meilleure que le polygone régulier du départ comporte un grand nombre de côtés. Archimède utilise donc 2000 ans avant son temps la notion de limite à travers sa technique du reductio ad absurdum. En langage moderne [2], il explique que lorsque le nombre de côtés du polygone régulier tend vers l’infini, l’aire du solide tend vers celui de la sphère !
En augmentant le nombre de côtés, il est clair que le rayon du cercle r ne change pas : cependant, la mesure y, elle, change ! En effet, en augmentant le nombre de côtés, le point B se rapproche de A sur l’arc AB, et de cette manière le segment A’B tend vers le diamètre (de mesure 2r) du cercle. En d’autres mots lorsque le nombre de côtés du polygone régulier tend vers l’infini,
Ainsi, lorsque le nombre de côtés du polygone régulier tend vers l’infini, l’aire du solide, qui tend vers celui de la sphère,
On voit souvent le nom d’Archimède nommé avec ceux de Gauss, Euler ou Newton comme étant les plus grands mathématiciens de tous les temps. J’espère que le présent billet ainsi que le précédent vous ont mieux fait apprécier (ou simplement découvrir) une toute petite parcelle de son œuvre.
[1]En utilisant un décagone, par exemple, ou un autre polygone dont le nombre de côtés ne se divise qu’une seule fois par 2, on obtiendrait un cylindre “central”. Le lecteur peut vérifier que la démarche fonctionne tout aussi bien en se rappelant le facteur 2 dans la formule de l’aire latérale du cylindre.
[2]En réalité, Archimède montre que lorsqu’on augmente le nombre de côtés du polygone, le solide ne peut avoir une aire totale plus grande que celle de la sphère. Il montre ensuite que lorsqu’on augmente le nombre de côtés du polygone, le solide ne peut avoir une aire plus petite que celle de la sphère (en considérant le cercle inscrit). Conclusion : le résultat obtenu correspond à l’aire de la sphère. Et il ne faut pas oublier, bien sûr, qu’il n’y a pas que le reductio ad absurdum qui diffère. Archimède ne réfléchie qu’en termes géométriques : il parle de grands cercles (l’aire de la sphère correspond à quatre fois l’aire d’un de ses grands cercles). On n’y voit aucune trace d’algèbre. La description de ses travaux ci-dessus est adaptée, traduite dans un langage et un style moderne.
Référence : William Dunham (1994), The Mathematical Universe