À la fin d’un récent billet, il est question d’une généralisation de la démarche présentée qui permet de démontrer l’irrationalité des nombres de la forme \(\sqrt{k}\) où \(k\) n’est pas un carré parfait. Il s’agit donc en quelque sorte d’une manière très économique de traiter d’un coup une infinité de nombres irrationnels. On présente ici une autre méthode sans lien avec cette dernière mais qui permet de traiter elle aussi de manière économique et élégante un ensemble encore plus grand de nombres irrationnels.
Le théorème des racines rationnelles
Je me souviens d’avoir vu le théorème des racines rationnelles à l’université en théorie des équations, alors qu’on voulait trouver des solutions à des équations polynomiales. Pour une raison que j’ignore, le professeur, alors, n’avait pas jugé bon faire le lien qui fait l’objet du présent billet, pourtant bien connu.
On considère l’équation polynomiale suivante : \[c_{n}x^{n}+c_{n-1}x^{n-1}+c_{n-2}x^{n-2}\ + \ \dots \ + \, c_{2}x^{2} + c_{1}x + c_{0}=0\]dans laquelle les coefficients \(c\) sont des nombres entiers. On note que si les coefficients sont rationnels, alors il suffit de multiplier les deux côtés de l’équation par le plus petit commun multiple des dénominateurs. On se retrouve ainsi avec des coefficients entiers.
On suppose que le polynôme a une solution rationnelle et on suppose en plus que cette solution soit \(\frac{a}{b}\), avec \(a\) et \(b\) premiers entre eux (en d’autres mots, la fraction est réduite). Ainsi, on a \[c_{n}\left(\frac{a}{b}\right)^{n}+\ c_{n-1}\left(\frac{a}{b}\right)^{n-1}+\ c_{n-2}\left(\frac{a}{b}\right)^{n-2}+ \ \dots \ + \, c_{2}\left(\frac{a}{b}\right)^{2}+\ c_{1}\left(\frac{a}{b}\right) + \, c_{0}=0\]En multipliant par \(b^{n}\) de chaque côté, on se retrouve avec \[c_{n}a^{n} + c_{n-1}a^{n-1}b + c_{n-2}a^{n-2}b^{2} + \ \dots \ + \ c_{2}a^{2}b^{n-2} + c_{1}ab^{n-1}+ c_{0}b^{n} = 0\]En isolant \(c_{n}a^{n}\), on obtient \[c_{n}a^{n} = -c_{n-1}a^{n-1}b-c_{n-2}a^{n-2}b^{2} \ – \ \dots \ – \ c_{2}a^{2}b^{n-2}-c_{1}ab^{n-1}-c_{0}b^{n}\]puis en effectuant la mise en évidence de \(b\) à droite,\[c_{n}a^{n}=b\left(-c_{n-1}a^{n-1}-c_{n-2}a^{n-2}b\ – \ \dots \ – \ c_{2}a^{2}b^{n-3}-c_{1}ab^{n-2}-c_{0}b^{n-1}\right)\]Comme \(a\) et \(b\) sont premiers entre eux, on a que \(b\) divise \(c_{n}\). En d’autres mots \(b\) est un facteur de \(c_{n}\). Si on isole plutôt \(c_{0}b^{n}\), on obtient\[c_{0}b^{n} = -c_{n}a^{n}-c_{n-1}a^{n-1}b-c_{n-2}a^{n-2}b^{2} \ – \ \dots \ – \ c_{2}a^{2}b^{n-2}-c_{1}ab^{n-1}\]Et cette fois-ci, on effectue la mise en évidence de \(a\),\[c_{0}b^{n}=a\left(-c_{n}a^{n-1}-c_{n-1}a^{n-2}b-c_{n-2}a^{n-3}b^{2} \ – \ \dots \ – \ c_{2}ab^{n-2}-c_{1}b^{n-1}\right)\]Comme \(a\) et \(b\) sont premiers entre eux, \(a\) doit diviser \(c_{0}\).
Ainsi, si une équation polynomiale\[c_{n}x^{n} + c_{n-1}x^{n-1}+c_{n-2}x^{n-2}\ + \ \dots \ + \ c_{2}x^{2} + c_{1}x + c_{0}=0\]possède des solutions rationnelles, par exemple \(\frac{a}{b}\) avec \(a\) et \(b\) premiers entre eux, alors \(a\) sera un facteur de \(c_{0}\) et \(b\) sera un facteur de \(c_{n}\). Autrement, les solutions, si elles existent, sont irrationnelles.
De plus, si le coefficient de \(x^{n}\) est \(1\), la solution rationnelle \(\frac{a}{b}\) sera un entier. En effet, si, dans cette solution rationnelle, \(b\) est négatif, on peut toujours le rendre positif en absorbant le signe négatif au numérateur \(a\). Ainsi, \(b\) doit être un nombre positif qui divise \(1\). Le seul nombre possible est donc \(1\) et la solution rationnelle prend la forme \(\frac{a}{1}\), c’est-à-dire un entier.
Certains nombres irrationnels
On peut donc montrer facilement que \(\sqrt{2}\) est un nombre irrationnel. En effet, ce nombre est une solution de l’équation \begin{align*}x &= \sqrt{2} \\ \\ x^{2} &= 2 \\ \\ x^{2}-2 &= 0\end{align*}Si cette équation possède une solution rationnelle, alors cette solution sera de la forme \[\frac{1}{1}, \ \frac{-1}{1}, \ \frac{2}{1}, \ \frac{-2}{1}\]Or, comme \[1<\sqrt{2}<2\]le nombre \(\sqrt{2}\) qui est une solution à l’équation, ne peut être égal à aucune des solutions rationnelles possibles. Il est donc irrationnel. On aurait pu aussi montrer que\begin{align*}\left(\frac{1}{1}\right)^{2}-2 &\neq 0 \\ \\ \left(\frac{-1}{1}\right)^{2}-2&\neq0 \\ \\ \left(\frac{2}{1}\right)^{2}-2&\neq 0 \\ \\ \left(\frac{-2}{1}\right)^{2}-2&\neq 0\end{align*}ce qui élimine toute possibilité de solution rationnelle pour cette équation. La ou les solutions de l’équation, si elles existent, sont irrationnelles. Or comme le nombre \(\sqrt{2}\) est une solution à cette équation (de par la manière dont on l’a construite), il est irrationnel.
On peut de la même manière classer tous les nombres de la forme \[x = \sqrt[n]{a}\]avec \(a\) entier. Ces nombres sont soit irrationnels, soit entiers. Dans ce dernier cas, ils sont une \(n^{\text{e}}\) puissance d’un nombre entier. En élevant à la \(n\) \[x^{n}=a\]on obtient l’équation polynomiale suivante \[x^{n}-a=0\]Puisque le coefficient de \(x^{n}\) est \(1\), les solutions rationnelles à l’équation, si elle existent, sont des nombres entiers. Si \(\sqrt[n]{a}\) n’est pas entier, il est donc irrationnel et si \(\sqrt[n]{a}\)est entier, alors on a \[\sqrt[n]{a} = k\]
pour un certain entier \(k\) et donc aussi \[a = k^{n}\]c’est-à-dire que \(a\) est la \(n^{\text{e}}\) puissance de \(k\).
Cette méthode permet de traiter d’autres nombres irrationnels plus « compliqués ». Par exemple, avec le nombre \[x = \sqrt{2}+\sqrt{3}\]on commence par isoler une des deux racines carrées \[x-\sqrt{2}=\sqrt{3}\]puis on élève au carré\[x^{2}-2\sqrt{2}x+2=3\]On isole ensuite l’autre racine \[x^{2}-1=2\sqrt{2}x\]et on élève encore au carré\[x^{4}-2x^{2}+1=4\cdot2x\]afin d’obtenir l’équation polynomiale suivante\[x^{4}-10x^{2}+1=0\]Par la manière dont on a construit cette équation, on sait que le nombre\(\sqrt{2}+\sqrt{3}\) est une solution à l’équation. Comme le coefficient du terme de degré \(4\) est \(1\), si cette équation possède des solutions rationnelles, elles auront nécessairement l’une ou l’autre des formes suivantes \[\frac{1}{1} = 1, \ \frac{-1}{1} = -1\]puisque le terme constant ne possède que deux diviseurs : \(1\) et \(-1\). Or comme \[1<\sqrt{2}<2\]et \[1<\sqrt{3}<2\]on a certainement que\[2<\sqrt{2} + \sqrt{3}<4\]ce qui élimine toute possibilité que \(\sqrt{2}+ \sqrt{3}\) soit égal à \(1\) ou \(-1\). Le nombre \(\sqrt{2} + \sqrt{3}\) est donc irrationnel. On aurait aussi pu procéder de cette manière, en vérifiant que chacun des candidats aux racines rationnelles ne soient effectivement pas des racines de l’équation. \begin{align*}\left(1\right)^{4}-10\left(1\right)^{2}+1&\neq0 \\ \\ \left(-1\right)^{4}-10\left(-1\right)^{2}+1&\neq 0\end{align*}Or comme \(\sqrt{2}+ \sqrt{3}\) est une racine, mais que l’équation ne comporte pas de racine rationnelle, le nombre \(\sqrt{2}+ \sqrt{3}\) est donc irrationnel.