En 1672, Gottfried Wilhem Leibniz est un diplomate allemand en poste à Paris et l’atmosphère intellectuelle de l’époque lui sied bien. C’est à ce moment qu’il admettrait lui-même qu’il estime sa formation mathématique déficiente, formation qui se résume à l’étude des oeuvres classiques. Par chance, il rencontre à Paris le Danois Christiaan Huygens, dont la liste des réalisations mathématiques et scientifiques est déjà longue. Huygens, pas exactement à titre de professeur mais plutôt à titre de mentor, guide le jeune Leibniz dans ses découvertes mathématiques. Huygens lui soumet ce problème : “Quelle est la somme des inverses des nombres triangulaires ?” En d’autres mots, il lui faut déterminer la valeur de S dans
et où les nombres triangulaires sont les nombres de la forme
Les premiers nombres triangulaires (wikipedia).
Leibniz commence par multiplier la somme par 1/2 et obtient
Il remplace ensuite 1/2 par 1 – 1/2, 1/6 par 1/2 – 1/3, 1/12 par 1/3 – 1/4 et ainsi de suite.
Il lui suffit ensuite de se débarrasser des parenthèses afin d’obtenir
et de simplifier toutes les fractions deux à deux
ce qui lui donne en multipliant par 2
la solution au problème de Huygens. Ce résultat, bien que peu convaincant de par les standards actuels, laisse néanmoins présager chez Leibniz une extraordinaire perspicacité mathématique. Lorsqu’il quitte Paris en 1676 (seulement quatre ans plus tard!) il a déjà ébauché les principes fondamentaux du calcul différentiel et intégral.
Saut dans le temps de deux décennies : entrent en scène les colorés frères Jakub et Johann Bernoulli, mathématiciens doués et fidèles successeurs de Leibniz. En 1689, Jakub publie son Tractatus de seriebus infinitus, traité sur les séries infinies comportant, entre autres, la preuve de la divergence de la série harmonique de son frère Johann (les preuves de Nicole Oresme et du mathématicien italien Pietro Mengoli leur étant vraisemblablement inconnues). C’est dans ce traité que Jakub s’attaque à la somme des inverses des carrés. Il remarque que 1/4 < 1/3, que 1/9 < 1/6, que 1/16 < 1/10 et qu’en général pour k > 1,
Il s’applique donc à écrire
Avec sa règle de comparaison, Jakub trouve que la séries des inverses des carrés converge vers un nombre plus petit que 2. Cependant, malgré tout leur brio, et surtout malgré toute leur arrogance et leur orgueil, les Bernoulli sont incapables de trouver la valeur exacte de cette somme. Depuis sa ville natale, Bâle, en Suisse, Jakub écrit à toute l’intelligentsia européenne et demande de l’aide là où il a échoué. Pour que l’appel du “problème de Bâle” trouve écho, il faut attendre 45 ans et un talent mathématique inégalé, élève de Johann Bernouilli lui-même : l’incomparable Leonhard Euler. C’est en 1734 qu’il détermine (pour une première fois) la valeur de cette somme et il s’agit de l’un de ses premiers triomphes qui cautionne son statut de génie mathématique à travers toute l’Europe.
Euler utilise dans sa preuve deux résultats préliminaires. Le premier résultat est la série de Taylor de la fonction sinus
Le deuxième concerne l’écriture d’un polynôme (fini) sous sa forme factorisée. On considère un polynôme p de degré n possédant n racineset pour lequel on a
Il est alors possible d’écrire le polynôme p sous cette forme
En substituant x par les valeurs 0, a0, a1, a2, …, an, il est facile de voir que d’une part
et d’autre part
Euler considère la fonction
Pour lui, il ne s’agit que d’un polynôme infini et pour lequel
Pour
il réécrit le polynôme comme
l’expression au numérateur étant la série de Taylor de la fonction sinus. Il réécrit donc le tout comme
toujours avec
Il s’intéresse ensuite aux racines de la fonction
ce qui revient à résoudre en multipliant par x de chaque côté
On sait que les racines de la fonction sinus sont
et donc avec la restriction sur le domaine, les racines de la fonction f sont
Euler, avec, d’une part, l’extraordinaire clairvoyance qu’on lui connait et, d’autre part, la rigueur beaucoup plus souple de l’époque, étend ce qu’il sait être vrai pour les polynômes finis aux polynômes infinis. Il factorise la fonction f de telle manière
Il regroupe ensuite les facteurs deux par deux
ces facteurs étant des différences de carrés
ce qui nous mène à cette égalité particulièrement formidable
et typiquement eulérienne : une somme infinie à gauche et un produit infini à droite. À ce moment, Euler fait preuve d’encore plus d’audace et sort un autre tour de son sac : il s’imagine multiplier le produit infini à droite et regrouper les termes semblables. Le premier terme serait le produit de tous les 1 et c’est, bien entendu, 1. Pour obtenir le deuxième terme, en x2, il fait le produit du terme 1 de tous les facteurs sauf un et du terme en x2 de ce facteur. La multiplication infinie d’Euler lui donne quelque chose comme
Dans le cas qui l’intéresse, les coefficients des termes de degrés supérieurs à 2 dans le membre de droite de l’égalité lui sont inconnus et de toute façon inutiles. Maintenant qu’il possède une égalité de deux sommes infinies, il égale les coefficients des termes en x2
En multipliant par -1 de chaque côté et en observant que 3! = 6, il a d’abord
puis en multipliant chaque côté par π2, il obtient le résultat si remarquable
qui résistait à l’assaut des mathématiciens depuis des décennies. Un nombre de prime abord invraisemblable mais définitivement plus petit que 2 tel que prédit par Jakub. Une égalité dans laquelle on retrouve, d’un côté, les nombres carrés et de l’autre, la constante du cercle.
En reprenant ceciEuler substitue
et obtient
La fonction sinus atteignant son maximum de 1 à cette valeur, il obtient
Il effectue ensuite les soustractions dans chaque parenthèse et obtient
ou en inversant
Enfin en factorisant les numérateurs et dénominateurs, il trouve
la formule du mathématicien anglais John Wallis, qui exprime π/2 comme le quotient du produit des nombres pairs au numérateur et des nombres impairs au dénominateur
Lorsque Johann apprend qu’Euler a trouvé la solution au problème de Bâle, il écrit : Utinam Frater superstes esset ! (si seulement mon frère était encore en vie !) Cependant la preuve ne fait pas l’unanimité et bien qu’ils acceptent la solution, quelques détracteurs, dont notamment le fils de Johann, Daniel, expriment à Euler leur réserve quant à la démarche menant à la solution. Euler répond à ses détracteurs avec une preuve complètement différente mais tout aussi ingénieuse se basant sur trois lemmes et faisant usage sans réserve du calcul intégral.
Il existe aujourd’hui des dizaines d’autres preuves de ce résultat (voir [1]). Voici non pas la deuxième preuve plus rigoureuse d’Euler, mais une preuve récente élémentaire (sans calcul intégral, sauf pour une toute petite limite à la toute fin). C’est sans aucun doute celle qui nécessite le moins de notions préalables (bien qu’elle soit plutôt longue). Elle semble être apparue comme exercice dans un livre des frères Akiva et Isaak Yaglom, dont l’édition originale Russe est parue en 1954. D’autres versions de cette preuve ont été redécouverte par F. Holme (1970), I. Papadimitriou (1973) et Ransford (1982) qui l’attribua à John Scholes. On retrouve cette preuve dans le superbe livre Proofs from THE BOOK (4ième édition, 2010) de Aigner et Ziegler.
L’idée de la preuve est de coincer la série
dans une double inégalité dans laquelle les deux côtés tendent vers la même valeur,
lorsque
On se rappelle d’abord la formule du binôme de Newton
En reprenant la formule d’Euler (décidément!)
et en élevant le tout à la n
c’est-à-dire
il nous est possible d’appliquer la formule du binôme à droite. On obtient
et comme i0 = 1, i1 = i, i2 = -1, i3 = –i, i4 = 1, …, on obtient
En ne considérant que la partie imaginaire de cette égalité, on a
On divise chaque côté par
afin d’obtenir
On pose
et donc
et pour x on considère les m différentes valeurs
avec
On remarque que pour chacune de ces valeurs, on a et donc, toujours pour ces valeurs,
Enfin,
implique m valeurs strictement positives pour
Puisque pour ces m valeurs de x on a
l’équation
devient
toujours pour ces m valeurs de x. En réécrivant, on obtient
Sur ce, on considère le polynôme p suivant
On connait ses m racines distinctes ! Ce sontpour
À l’instar d’Euler, on peut donc réécrire le polynôme sous sa forme factorisée
Remarquons que le coefficient de tm-1 d’un polynôme
est
après multiplication des facteurs [2]. On peut donc comparer les coefficients de tm-1 dans
et
afin d’obtenir
Cela nous permet de trouver l’expression qui représente la somme des racines
ce qui se simplifie comme
c’est-à-dire que
C’est une très jolie formule qui donne pour les premières valeurs de m
C’est aussi ce que l’on aura besoin d’un côté de la double inégalité. De l’autre, on aura besoin de
Pour prouver cette dernière équation, on remarque que
et donc
devient en ajoutant m de chaque côté
c’est-à-dire
ou
On s’attaque maintenant à l’étape finale ! Puisque pour
on a [3]
cela implique que
ou en réécrivant
En élevant au carré on obtient finalement
Il suffit de prendre cette double inégalité et de l’appliquer à chacune des m valeurs considérées de x. On somme.
En multipliant par
partout, on obtient
Enfin, en réécrivant
on s’aperçoit que la somme est coincée entre deux côtés d’une inégalité qui tendent chacun vers
lorsque
[1] Evaluating ζ(2) Fourteen proofs compiled by Robin Chapman
[2] Par exemple, pour les premières valeurs de r, on a
…
[3] En considérant le cercle trigonométrique suivant
on a
c’est-à-dire
ou tout simplement
Références : William Dunham (1991), Journey Trough Genius
William Dunham (1999), Euler : The Master of Us All
Martin Aigner et Günter M. Ziegler (2004), Proofs from THE BOOK
corriger ‘effet’ en ‘esset’ (subjonctif de esse).
effet n’a aucun sens.
C’est fait ! Merci pour la correction. Je suis retourné voir dans ma source (Dunham), et il y a une erreur là aussi. Il faudrait consulter l’original, mais je ne l’ai pas trouvé (Johann Bernoulli, Opera Omnia, Vol 4, Georg Olms Verlagsbuchhandlung, Hildesheim, 1968, p.22)